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Les carrelets
A Germigny, au Mesnil, les paysans « connaissent la musique ». Pêcher au feu, à la chaîne, à la trouble, ils ont appris ça en naissant ; ils ne sont pas manchots, non plus, pour pêcher à la main sous les racines des saules. Mais c'est encore le carrelet qu'ils préfèrent.
On peut les voir, près des petites rivières, déambuler les yeux vers l'eau, la carcasse du carrelet sur l'épaule : une perche, deux branches courbes repliées l'une contre l'autre. Ils ont un filet dans leur poche, réglementaire, et un second sous leur chemise, à mailles bien plus petites, bien mieux pêchantes par conséquent : il n'est que de s'entendre sur les mots.
L'été, les vieux s'asseyent à l'ombre, dans une crique fraîche où la terre s'éboule. Ils montent l'engin sans se presser, écartent les deux branches en croix, attachent à leurs bouts les angles du filet. La nappe carrée s'enfonce dans l'eau, se pose doucement sur le fond. Alors les vieux bourrent leur jacob, et ils attendent, les mains sur les genoux, en regardant monter la fumée bleue.
Leurs mains sont rêches et rousses comme les tuiles des toits, un peu plus pâles par le dedans. Les vieux les tournent, inoccupées, gênées, leurs paumes calleuses vers le ciel. Elles demeurent pliées à demi, gardant encore, en témoignage que leur loisir est juste, la forme des mancherons qu'elles ont épousée tant de fois.
N'importe qui, s'il a du temps à perdre, peut s'arrêter derrière les vieux ; ils ont la conscience pure, réglementaire comme les mailles de leur filet. S'ils se sont assis là, n'est-ce pas, c'est justement pour tuer les heures, pour attendre le soir avec au moins l'apaisante illusion d'avoir encore fait quelque chose. Allons, les vieux, un peu de courage! La pipe est consumée jusqu'à la dernière bribe de tabac. Ils la tapotent contre leur sabot, la replantent, vide, entre leurs chicots : c'est toujours un moment de gagné.
Ils recommencent à regarder l'eau calme qui miroite au-dessous d'eux. On ne la voit même pas couler. Si l'on se penche sur elle on voit son visage tel qu'il est, surprenant un peu toutefois, parce qu'il apparaît sous un angle inaccoutumé. Il y a bien ce carrelet dans la rivière, ces lattes de bois croisées qui émergent en dôme, attachées au bout de cette perche dont l'autre bout repose sur la rive. Peut-être qu'en cet instant des poissons glissent au-dessus du filet, peut-être des gardons, peut-être un brochet long comme ça. Si on levait un coup, tout de même? Ils se préparent de loin, crachent dans leurs paumes, les frottent l'une contre l'autre... Allons !
Les voici accroupis. Voici leurs mains qui se ferment, robustes, sur le manche du carrelet. Et... houp ! On ne le croirait pas, c'est bougrement dur à lever. Les bras, ça va encore : ils sont restés solides. Mais les reins n'en veulent plus, raides comme une planche. Parlez pas de vieillir, bonnes gens !
Ils souquent pourtant, achèvent de lever l'engin. La perche, bras de levier trop long, monte lentement, arrache lentement le filet : s'il reste des poissons dedans, c'est qu'ils l'auront bien voulu.
Oui-da, il n'en reste pas un, pas une ablette, pas même une herbe. La nappe est propre, rincée comme un drap lessivé. Il n'y a plus qu'à la laisser couler au fond, à reposer la perche contre la pointe d'un sabot, à bourrer une nouvelle pipe.
On n'est pas mal, sous les saules des petites rivières. A la longue, la terre se tasse sous le séant des vieux, s'arrondit en fauteuil sur mesure. Des mouches bourdonnent au-dessus de l'eau, des libellules grésillent, et les sauterelles et les cricris stridulent au loin par les seigles mûrs.
Il fait chaud, rude chaud. Ça vous enveloppe partout, ça vous rend lourd comme une caille. Hé là ! Qu'est-ce qui m'a filé sous le nez ? C'était bleu, ça brillait comme un follet... Quelque martin-pêcheur, probable. Une bonne pipe, bien juteuse et piquante, rien de tel pour réveiller un homme, ou l'engourdir, on ne sait plus. A force de fumer, on a le palais tout en feu et le dedans des joues cramé comme un œuf frit... Le carrelet, oui... Il est bien dans l'eau, le carrelet, qu'il y reste. Tiens donc ! Voilà bien quelqu'un qui appelle ! On se croyait pourtant fin seul. Où diable est-il, celui-là ?
– Ho ! Baptistin !
– Ho! Adolphe!
C'est l'Adolphe Nicolin, le meunier. Il a surgi à vingt toises en amont, près d'un trognard de saule qui le cachait.
– Ça donne un peu ?
– Guère.
– Ah! voilà, tu lèves trop souvent! Il grouille si tellement, ton carrelet, que je l'avais pris pour une branche !
– Et le tien, vieux gars, tu le lèves ?
Des rires résonnent sur la rivière, vite étouffés par la pesante chaleur où vibre le chant des insectes. Quand même, il fait rude chaud. Si chaud qu'il faut le proclamer tout haut, prendre Adolphe à témoin en manière de soulagement :
– Ho! Adolphe!
Il ne répond pas, le camarade. Parions que le soleil l'a endormi. Ce meunier, hein ! Faraud en paroles, et puis c'est tout. Baptistin en sourit, de mépris sur Adolphe et de contentement sur lui-même. Il y a dans sa tête un crépitement de petites pensées gaillardes : « Quel âge qu'il a, cet Adolphe? Septante et quatre... J'ai pourtant ben deux ans de plus... Et c'est pourtant ben moué qui le portera en terre... Dormir comme ça, pitié ! »
Mais un quart d'heure plus tard, quand l'Adolphe s'éveille, un appel résonne sous les saules :
– Ho ! Baptistin !
Et Baptistin ne répond pas. Et l'Adolphe sourit à son tour : « Le voilà qui roupille, le gars ! A quoi c'est bon, je vous demande ? Dormir comme ça, pitié ! »
Il n'y a plus bientôt, sur la rivière, que la ronde bourdonnante des mouches, et dans l'ombre des saules deux vieux hommes endormis, la face rouge et le nez piquant vers leurs genoux.
Sur la perche d'un carrelet s'est posé un martin-pêcheur, si bleu, si chatoyant dans le soleil... Mais personne ne le verra.
L'hiver, de plus jeunes pêcheurs descendent vers les petites rivières. La terre en léthargie se fait moins tyrannique, les semences attendent l'heure dans le mystère du monde minéral. Une croûte de gel durcit les champs ; et la neige floconne à travers un ciel gris de fer.
D'étranges silhouettes cheminent le long des saules, matelassées, encapuchonnées de sacs, pointues comme de chétifs clochers. Elles vont, sombres et muettes, au bord des glèbes neigeuses. La rivière blanche sinue, pareille à une route creuse, très vieille, très usée.
Les pêcheurs descendent jusqu'à elle, s'avancent sur son échine raidie. Avec un balai de chiendent ils époussettent la neige, et la glace apparaît, couleur d'ardoise sous le reflet du ciel; mais elle est d'un jaune un peu glauque et des bulles, çà et là, y demeurent prisonnières.
Les hommes sortent leurs mains des moufles de drap bleu qu'une ficelle suspend à leur cou, et fouillent sous leur épais vêtement. Ils aveignent un coin de bûcheron, une mailloche, et ils fendent la glace à grands chocs. Elle s'effrite, poussiéreuse, sous la morsure du coin; elle frémit, traversée de craquements plaintifs. De proche en proche, sur la rivière, on entend frapper les maillets, sourdement, et la glace éclater avec un bruit pareil à des coups de fusil. Les gendarmes, de loin, tendent l'oreille : on chasse, par là, malgré la neige? Mais ils songent soudain que les rivières sont prises, et que les pêcheurs au carrelet sont descendus sur les rivières.
Ils délimitent un trou rectangulaire un peu plus grand que leur filet. Des fêlures pâles courent à leurs pieds. La rivière tremble toute comme une seule vitre immense : ils frappent toujours, insoucieux du péril, avec des « han ! » qui secouent leurs poitrines.
Lorsque la plaque de glace commence à osciller, ils la cognent du sabot, ils la détachent d'un bloc qui bascule, montre sa tranche épaisse et jaune. Alors ils se couchent à plat ventre, ils poussent ce bloc avec leurs mains, le forcent à couler sous la carapace de la rivière.
L'eau libre, vert livide, semble d'une profondeur insondable. Elle s'irrite, violée; elle fuse au froissement de la glace comme au plongeon d'un métal rouge. Hardi, les gars ! Il fait si froid qu'il faut se hâter, sans quoi le bloc « prendrait » à mi-chemin, soudé avant d'avoir dérivé. Et ils poussent, ils s'acharnent, le ventre dans la neige, les paumes coupées d'un froid martyrisant.
Ah ! ça y est... La place est prête. Ils remontent sur la rive d'où l'on domine l'étendue des champs. Ils la scrutent des yeux avec une feinte indifférence : les champs sont vides, ponctués seulement de corbeaux noirs qui se lèvent et tournoient en longs vols innombrables. Alors ils sortent leur filet.
Ça n'est pas très grand, une nappe de carrelet. Une fois plié, ça tient dans une poche de culotte, dans la moitié d'une poche puisque les nappes vont par deux. Sur la neige, à portée de leur main, les gars déploient la nappe à larges mailles. C'est l'autre qu'ils attachent aux montants du carrelet.
Il y a, aux quatre angles, quatre boucles toutes prêtes, vite serrées, vite dénouées. La menace tombe sans prévenir : si la tête garde son sang-froid, si les gestes sont les gestes qu'il faut, il est bon que les choses vous secondent.
Le Joseph Nicolin, le fils, l'a expliqué à Bailleul, un dimanche d'hiver qu'il pêchait au carrelet entre son moulin et la route. Le moulin s'engourdissait sous son toit bis de farine. La roue à aubes se taisait, prisonnière de la couche de glace; des stalactites pendaient à ses pales. Sur la route, contre le petit pont en dos d'âne, le copain Pierre Labonde faisait le guet.
– Comme vous voyez, disait Nicolin, ce sont les ablettes qui donnent. Et pas des grosses, comme vous voyez. Je ne m'en plains pas : il n'y a pas meilleure friture. Seulement, hein, si je pêchais avec leurs mailles réglementaires, ces ablettes-là passeraient au travers, et combien qu'il m'en resterait? Il faut pourtant être raisonnable.
Le carrelet plongeait sous la glace. Presque de minute en minute, le gars le relevait, d'un coup de reins vif et solide appuyant l'effort de ses bras. Les ablettes blanches sautaient, étrangement brillantes dans la morne tristesse du jour. Joseph, du bout des doigts, inclinait le filet vers un grand seau posé sur la neige, creusait, d'une pesée au bord, une sorte de rigole où glissait le flot des ablettes. Il en avait pris des centaines, minuscules, et parmi elles, ponctués de nageoires rouges, des gardonneaux plus petits encore. Bailleul disait, montrant les gardonneaux :
– Vous avez tort, à cause de ceux-là. A une demi-livre chacun, de combien de kilos avez-vous dépeuplé la rivière ?
Mais le gars haussait les épaules, les yeux cupides et malins :
– Chacun pour soi, dites donc ! Pris pour pris, autant par moi que par un autre.
Et il levait encore, de plus en plus souvent.
Avec le soir, le froid devenait terrible. La neige craquait sous les sabots. Dans le carré d'eau libre, des boules de glace poreuse montaient en grésillant, se collaient aux bois du filet. Les haleines fumaient à courte buée, et des glaçons raidissaient les moustaches.
– Ho ! Labonde... Rien de neuf?
– Non, rien.
A l'occident la route filait au loin vers le coteau. De grêles arbustes jalonnaient sa piste déserte. A l'opposé elle contournait l'angle du moulin, gagnait au-delà Germigny, dont les maisons autour de leur église amoncelaient de croulants décombres. La neige étouffait tous les bruits ; des rauquements de corbeaux égarés dans la nue demeuraient suspendus à mi-chute, exténués entre le ciel et la neige.
Et tout à coup Labonde avait dévalé le talus. D'une voix basse et pressante, il commandait :
– Enlève le filet! Mets l'autre nappe! Grouille! Grouille !
Il haletait, son visage contre celui de Nicolin. Le dos tourné vers la route et le moulin, il s'efforçait de couvrir son camarade.
– La bâtisse me les a cachés... Deux cognes en vélo... A cent mètres, bon d'la!
L'autre, à sèches saccades, avait fait sauter les boucles. Le filet dégouttelant d'eau glacée pendait encore entre ses mains. Labonde chuchota :
– Les v'là!
Alors, sans hésiter, le gars entrouvrit sa veste, écarta sa chemise, poussa le filet contre sa peau. Quand les gendarmes arrivèrent il ajustait l'autre filet, en serrait les boucles, paisible, avec des doigts qui ne tremblaient pas.
– Ça va, la pêche ?
– Pas trop mal, non da.
Les gendarmes, penchés sur le seau, regardaient les ablettes minuscules. L'un d'eux, un petit blond au nez de fouine, cligna des yeux vers Nicolin :
– Et c'est avec ce carrelet-là que vous avez... Vous êtes malin, dites donc !
Il tripotait les mailles du filet. Une boucle, mal attachée, tomba.
– Ben, vous savez, expliquait Nicolin, on fait vite à lever l'outil. Elles sont pas grosses, que vous voulez dire? Dame, c'est par les nageoires qu'elles s'accrochent. On leur laisse pas le temps de passer à travers les mailles.
Le petit blond le regarda bien en face :
– Et l'autre filet, hein ? Où l'as-tu mis, l'autre filet ? Les yeux écarquillés, les mains ballantes, le gars eut un large sourire :
– Quelle affaire ! Mais j'en ons point d'autre ! Si le cœur vous en dit, cherchez voir.
Le gendarme soulevait la neige à coups de pied, furetait des regards alentour. Pas de cachette, c'était vrai : rien que la glace sur la rivière, rien que la neige sur la glace et les champs.
– Et si je te demandais, comme ça, de retourner tes poches devant moi ?
– Pourquoi pas ? dit Nicolin.
Il les retourna toutes, avec un air de niaiserie matoise. Il sortait son couteau, un peloton de ficelle, une vessie pleine de tabac.
– Vous voyez, disait-il. Je suis franc, net comme l'œil, et complaisant par-dessus le marché. Dis, Labonde, si tu retournais aussi tes poches pour que ces messieurs se rendent compte ?
Le cœur de Bailleul battait à coups violents. Quand les gendarmes avaient surgi, il s'était senti blêmir. Maintenant il continuait d'avoir peur; mais sa peur se mêlait d'une gaieté nerveuse, d'une hardiesse gamine et bravache.
– Moi aussi, dit-il, je peux retourner mes poches.
Il le fit comme il le disait, en même temps que le gars Labonde. Le gendarme les regardait faire, vexé. Il avait la sensation nette que les gaillards étaient en faute, mais qu'ils avaient su se garder et qu'ils se gaussaient de lui.
– Pas la peine, trancha-t-il brusquement.
– A votre aise, dit Nicolin. Ce qu'on en faisait, vous comprenez, c'était bien pour vous contenter.
Les gendarmes sautèrent sur leur vélo. Ils s'éloignèrent en pédalant doucement, sur la neige dure. Alors le Nicolin se tourna vers Bailleul :
– Je vous ai vu, reprocha-t-il : vous avez failli vous en sauver. Si jamais les gendarmes s'en étaient aperçus, on était cuits.
Bailleul rougit, sans même chercher à se défendre : il mesurait son infériorité. Nicolin cependant entrouvrait sa chemise, en arrachait le filet mouillé. Il avait sur la chair une large plaque violâtre, nette comme la trace d'un sinapisme.
– Tu vas pas te changer? dit Labonde, en montrant le moulin tout proche.
– Penses-tu ! Ça fait assez de temps perdu. J'ai la peau chaude : la chemise séchera sur la bête.
Il rattacha la nappe à petites mailles, et le carrelet s'enfonça sous la glace.